Avant propos:
Avant de commencer la lecture de cet article, je tiens à préciser que c’est le texte le plus travaillé que j’ai rédigé jusqu’à présent. Étant un sujet qui me tient particulièrement à cœur, il est possible qu’il contienne des éléments subjectifs. Bien qu’il puisse sembler long, j’ai fait de mon mieux pour le rendre concis et accessible. L’objectif est de susciter une prise de conscience concernant un phénomène sociétal qui nous impacte tous. Vous pouvez accéder directement aux sections qui vous intéressent en utilisant le sommaire. Merci beaucoup, je vous souhaite une excellente lecture !
Portrait de la mélancolie sublimée
Depuis ma tendre jeunesse, je m'enveloppe dans une bulle pour remodeler mes souvenirs. Je les revis, les magnifie et les teinte d'une aura de tragédie cinématographique. Ce processus a invariablement pour effet de les embellir, et je trouve une forme de satisfaction dans cette souffrance transformée. On pourrait assimiler cela à de la nostalgie, cependant, c'est bien plus subtil. C'est une émotion délicate à décrire car elle mêle une multitude de sentiments. On pourrait presque la considérer comme un vice, une tentation dans laquelle on peut retomber aisément, tel un engrenage addictif.
C'est comme si une partie sombre en nous nous attirait de façon à la fois terrifiante et séduisante, dans un équilibre étrange. Et puis, nous chutons dans les abysses, saisis par le spleen qui s'accroche à nous. C'est presque devenu un standard émotionnel, une tendance à laquelle de plus en plus de gens s'accrochent, encouragée par un effet de "cool-washing" à travers la littérature, le cinéma et la musique. Je me vois donc à travers ces formes artistiques, en train d'embellir mes sentiments de souffrance en les transformant en esthétisme.
J'en viens même à construire des scénarios imaginaires empreints de tragédie, comme si ma vie avait besoin d'une couche supplémentaire. Les aspects banals et dénués de problèmes de la vie quotidienne semblent alors ternes et même socialement désavantageux. Il est alors légitime de se demander quelles idées nous avons de la mélancolie, et comment est ce qu’elle est esthétisée dans l’art et la société afin de dressé le portrait de la mélancolie sublimée.
Différentes représentation de la mélancolie
Selon Victor Hugo:
«La mélancolie est un crépuscule. La souffrance s'y fond dans une sombre joie. La mélancolie, c'est le bonheur d'être triste. » [1]
Malgré tout, définir clairement la mélancolie n’est pas une affaire aisée. Au vu de son aspect très ressenti et inexplicable pour certains, on pourra avoir des interprétations différentes.
Freud et son approche clinique
Par exemple, Freud fait le rapprochement entre deuil et mélancolie. Selon lui, le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. L’action des mêmes événements provoque chez de nombreuses personnes, pour lesquelles il soupçonne de ce fait l’existence d’une prédisposition morbide, une mélancolie au lieu du deuil. A côté de cela il caractérise la mélancolie comme du point de vue psychique une dépression profondément douloureuse, une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste par des auto-reproches et des autoinjures et va jusqu’à l’attente délirante du châtiment.
Il soutient que dans le processus de deuil, la personne investie émotionnellement dans l’être perdu et traverse un processus de détachement progressif. En revanche, dans la mélancolie, l'individu est incapable de se détacher de la personne perdue, et au lieu de laisser aller son lien émotionnel, il se tourne contre lui-même.
Selon Freud, la mélancolie est une expression déformée du deuil, où la personne n'a pas réussi à résoudre le conflit interne lié à la perte. Il estime que ce conflit est profondément ancré dans l'inconscient et qu'il résulte généralement d'un sentiment de culpabilité ou de colère envers l'être perdu, qui est souvent inconscient ou refoulé.[2]
Cependant, ceci est une représentation très clinique de la mélancolie, déjà définie par Hippocrate. Elle date d’une époque ou la dépression et la mélancolie ne faisaient qu’un dans le domaine clinique. C’est donc une réponse qui ne me satisfait pas personnellement, de part de son lien trop fort avec la dépression que je détache de la mélancolie.
Baudelaire et le spleen
Une idée qui commence à se rapprocher de la mienne est celle du spleen, exprimée par Baudelaire dans Les Fleurs du Mal.
Il représente le Spleen comme un état d’âme qui mêle tristesse et douleur. On peut le voir comme un concept poétique utilisé par Baudelaire pour décrire un sentiment de malaise existentiel, d’ennui profond et de tristesse qui imprègne l’âme du poète. Selon lui, le spleen est lié à la condition humaine moderne, marquée par l’aliénation, la solitude, l’ennui et la perte de sens. Le poète se sent éloigné du monde, en proie à l'angoisse et à la déréliction. Il recherche désespérément des moments de beauté, d'intensité et d'évasion pour échapper à cette mélancolie qui le ronge. Dans ses poèmes, Baudelaire décrit souvent des scènes sombres et des états d'âme sombres. Il évoque des thèmes tels que la fuite du temps, la mort, la solitude, la décadence, la beauté éphémère et la perte. Ce spleen est souvent associé à une quête de l'absolu et du sens dans un monde en déliquescence. On retrouve ces idées dans son poème “Spleen”, dans lequel il exprime son désespoir face à la vacuité de l'existence et son sentiment d'isolement.
“J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, De vers, de billets doux, de procès, de romances, Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, Cache moins de secrets que mon triste cerveau.” [3]
Le concept du spleen va au-delà de la mélancolie, malgré leur apparente similitude. Alors que la mélancolie est une émotion spécifique liée à une profonde tristesse et une introspection, le spleen représente un spectre émotionnel plus large et complexe. Il englobe des sentiments tels que la désillusion, l'ennui existentiel, la nostalgie et le vide intérieur. Contrairement à la mélancolie qui se focalise sur la tristesse, le spleen capture la diversité des expériences humaines et de la condition humaine, en reflétant la gamme complexe des émotions et des réflexions existentielles qui peuvent influencer notre perception du monde et de nous-mêmes.
Introspection chez Victor Hugo
On en revient alors à la citation de Victor Hugo, qui est l’idée qui se rapproche le plus de la mienne. En effet, selon ce dernier, la mélancolie est une émotion profonde et complexe qui va au-delà d’un simple sentiment de tristesse. C’est une expérience poétique et intellectuelle qui touche l’âme humaine, provoquée par la contemplation de la nature, la solitude, la perte, la révolte et la conscience de l’éphémère et du temps qui passe. Il voit la mélancolie comme un état d’âme où l’esprit se perd dans une introspection cherchant à comprendre les mystères de l'existence et à saisir la beauté tragique du monde. Il associe souvent cette émotion à une forme de romantisme sombre et à une sensibilité exacerbée face aux vicissitudes de la vie.
La mélancolie chez Hugo peut être à la fois une source d'inspiration pour l'art et la poésie, mais aussi un fardeau qui pèse sur les individus, les plongeant dans une profonde réflexion sur la condition humaine et sur le sens de la vie.
Quête de sens chez Nietzche
Et l’idée qui fait suite à celle de Victor Hugo est celle de Nietzsche.
Dans ses réflexions sur la mélancolie, Nietzsche met en avant l'idée que la tristesse et la souffrance peuvent être des sources d'enrichissement et de transformation pour l'individu. Il voit la mélancolie comme un moyen de confronter les questions existentielles fondamentales de la vie, plutôt que de les éviter. Pour Nietzsche, la tristesse peut être une force motivante pour la recherche de sens et pour la quête d'une vie plus authentique.[4]
Il faut noter que la perspective de Nietzsche sur la mélancolie est étroitement liée à son concept du "Surhomme" . Selon lui, l'esprit libre est capable d'accepter la souffrance et de la transformer en une force créatrice. La mélancolie peut être un aspect de cette souffrance, mais l'esprit libre la transcende pour atteindre une forme supérieure de réalisation de soi.
L’art esthétise la souffrance
La mélancolie est donc une forme de souffrance dans un processus normal que l’on applique dans la vie de tous les jours. J’ai, durant mes balades dans des lieux naturels, des moments de contemplation. Les couleurs des feuilles d’un arbre, les reflets de lumières sur l’eau, les rayons de soleils qui passent au travers des branches, tous évoquent quelque chose et peuvent m’émouvoir. Cela peut avoir un effet positif mais peuvent me faire plonger dans tout un tas d’idées nostalgiques et douées de tristesse. Mais cela ne se limite pas qu’à se genre de balades, elles se manifestent pour tout phénomène et vision artistique que je puisse expérimenté. De la manière dont une grand-mère peut courber son dos pour arroser ses plantes aux roues du métro qui tournent à une grande vitesse. Ces derniers me poussent à ressentir quelque chose, et ce serait peut-être de là que naît l’art.
C'est pour cela que l'art me touche profondément, car il a la capacité de capturer et de donner forme à mes expériences intérieures. Il devient le miroir de ce que je vis et ressens, en reflétant mes émotions et mes pensées de manière tangible et compréhensible. L'art agit comme un langage universel, traduisant l'inexprimable en formes, en couleurs et en sons qui résonnent avec mon être intérieur.
Elle donne une couleur à mes émotions et sentiments, les transformant en tableaux, en mélodies et en histoires qui évoquent une résonance émotionnelle profonde. Parfois, la vie peut sembler complexe, chaotique et difficile à comprendre. L'art devient alors un moyen d'organiser ce chaos en formes significatives. La mélancolie, par exemple, peut être représentée dans des œuvres artistiques de mille et une manières, chaque interprétation apportant une nouvelle nuance à cette émotion complexe.
Donc, qu'on le veuille ou non, c'est quelque chose que l'on va tenter d'esthétiser. Face à la complexité de nos émotions, il est naturel de chercher des moyens de les comprendre et de les rendre tangibles. L'esthétisation de la mélancolie à travers l'art nous permet de donner une forme à l'informe, de transformer nos sentiments en quelque chose de concret et de partageable.
Brise cœur pour l'expérience amoureuse
“Avoir mal au coeur”, cette expression est une façon d’esthétiser la souffrance amoureuse. Elle est également représentée dans ce tableau d’Edvard Munch. L’homme sur la gauche, vêtu de noir, serre sa poitrine. Symbole de douleur, sa main est peinte en rouge, son visage semble triste et peiné. En contraste, la femme sur la droite semble légère, aérienne voire fantomatique. Sa main droite vers l’avant, son pas semble décidé. Pourtant, celle-ci va complètement dans le sens inverse de son ancien amour. L’homme en noir porte alors le deuil, il ne peut que être déchiré par cette décision. Décision qu’il ne semble pas partager ou qui a été prise à contre-cœur.
On peut retrouver cette souffrance lors d'expériences amoureuses telles que dans "Lettre d’une inconnue" de Stefan Zweig qui est intimement liée à l'amour non partagé, à la passion inexprimée et au poids du temps qui passe. L'histoire est racontée sous la forme d'une lettre écrite par une femme anonyme à un homme qu'elle a aimé toute sa vie sans jamais être aimée en retour. La mélancolie est ressentie tout au long de la lettre, et c'est un élément central de l'expérience émotionnelle du personnage féminin.
L'amour de la narratrice pour R. est présenté comme une obsession puissante et irrésistible. Elle est littéralement obsédée par lui depuis son adolescence jusqu'à l'âge adulte. Cette dimension obsessionnelle de l'amour ajoute une intensité émotionnelle à la souffrance de la narratrice, ce qui la rend plus esthétiquement saisissante. La narratrice inconnue s'exprime à travers ses lettres, transformant ainsi sa souffrance en une forme d'art. La manière dont elle raconte son histoire, la structure narrative qu'elle utilise et les détails émotionnels qu'elle partage montrent l'importance de l'art comme moyen d'expression des émotions les plus profondes. Zweig explore également le désespoir qui découle de l'amour non partagé. La narratrice sait que son amour pour R. est futile, mais elle ne peut s'empêcher de continuer à l'aimer passionnément. Ce désespoir romantique est présenté comme une expérience esthétique en soi, suscitant la compassion et l'empathie du lecteur.
“Je veux te révéler toute ma vie, cette vie qui véritablement n'a commencé que le jour où je t'ai connu. Auparavant, elle n'était que trouble et confusion, et mon souvenir ne s'y replongeait jamais; une sorte de cave ou la poussière et les toiles d'araignée recouvrent des objets et des êtres aux vagues contours et dont le cœur ne sait plus rien." [5]
Porter le deuil et le sublimer
"Trois Couleurs: Bleu" est un film du réalisateur polonais Krzysztof Kieślowski, sorti en 1993. Dans ce film, le deuil est esthétisé d'une manière subtile et profonde, utilisant des éléments visuels, sonores et narratifs pour exprimer les émotions complexes du personnage principal, Julie, suite à la tragédie qu'elle traverse. Tout au long du film, la couleur bleue est omniprésente, que ce soit dans les décors, les vêtements, les lumières ou les filtres utilisés par le réalisateur. Le bleu est souvent associé à la tristesse, à la solitude et au deuil, et il est utilisé ici pour créer une atmosphère émotionnelle puissante. La couleur bleue devient le symbole visuel de la souffrance intérieure et de la tentative de Julie de faire face à la perte de son mari et de sa fille.
La scène de la piscine dans "Trois Couleurs: Bleu" est l'une des séquences les plus emblématiques et puissantes du film. Cette scène esthétise le deuil en utilisant une combinaison de choix visuels et sonores pour exprimer l'état émotionnel complexe de Julie alors qu'elle tente de faire face à la perte de sa famille.
La mise en scène est soigneusement conçue pour capturer l'intensité émotionnelle de la scène. La caméra suit Julie alors qu'elle nage dans la piscine, créant un sentiment de fluidité et de mouvement qui reflète le flux des émotions qu'elle ressent. Les plans rapprochés sur son visage montrent son expression concentrée, soulignant son désir de se perdre dans cette expérience physique pour échapper à sa souffrance intérieure. Elle représente un moment de catharsis pour Julie. En nageant seule dans l'eau bleue, elle se connecte avec sa propre douleur, se libère émotionnellement et trouve une certaine forme de réconfort dans la solitude. Cette scène esthétise la douleur et le processus de guérison intérieure, soulignant la transformation de Julie au fil du film.
A côté de cela, dans une œuvre littéraire, "Charlotte" , un roman écrit par David Foenkinos en 2014, qui raconte l'histoire de Charlotte Salomon, une artiste juive allemande qui a créé une série de peintures autobiographiques pendant la Seconde Guerre mondiale avant d'être déportée. Foenkinos utilise une prose poétique tout au long du roman pour exprimer les émotions complexes liées au deuil. Ses descriptions détaillées et évocatrices permettent au lecteur de se plonger profondément dans les sentiments de perte et de chagrin ressentis par les personnages
Le lien étroit entre Charlotte et sa mère est mis en avant tout au long du roman. La mère de Charlotte est présentée comme une figure protectrice et aimante, et la perte de ce lien a un impact profond sur Charlotte. La profondeur de leur connexion et la manière dont elle est ressentie à travers le prisme de la douleur du deuil renforcent l'aspect émotionnel du roman.
“Maman m'avait prévenue Elle est devenue un ange Elle disait toujours Comme c'est beau d'être au ciel.”[6]
Le roman intègre des flashbacks et des souvenirs de Charlotte avec sa mère, permettant au lecteur de découvrir leur relation et les moments heureux qu'elles ont partagés. Ces souvenirs se mêlent au présent, renforçant ainsi l'esthétisation de la perte en montrant la manière dont les souvenirs de sa mère continuent d'influencer la vie de Charlotte, même après sa disparition.
Boule noire romantise la dépression
Dans "Le feu follet" de Louis Malle sortie en 1963, le réalisateur utilise une approche réaliste dans la mise en scène pour refléter l'état émotionnel d'Alain, le protagoniste, et mettre en évidence sa dépression. Les séquences du film sont souvent caractérisées par des plans lents et contemplatifs, mettant en avant les moments de réflexion silencieuse d'Alain. Ces plans permettent aux spectateurs de ressentir le poids émotionnel qui pèse sur lui et de partager son sentiment d'isolement. Les décors luxueux et les interactions sociales semblent superficiels en comparaison avec l'intériorité tourmentée d'Alain. Cette dissonance visuelle contribue à mettre en avant l'esthétisation de la dépression en soulignant le contraste entre l'apparence extérieure et la réalité intérieure.
Cette scène est un des points culminants du film. On y voit Alain qui évoque son incapacité à “toucher les choses”. Il fait en réalité allusion au fait qu’il ne ressent plus les choses, comme s’il était en réalité absent. Son corps serait là, mais pas son esprit. C’est donc une façon poétique d'exprimer sa détresse, sous son visage marqué par le désarroi.
L'utilisation des couleurs et de l'éclairage renforce l'atmosphère émotionnelle du film. Les tons sombres et ternes dans les scènes intérieures reflètent le sentiment de vide et de désespoir, tandis que les moments en extérieur, même en pleine journée, peuvent sembler dépourvus de lumière et de chaleur émotionnelle.
"Mary and Max", réalisé par Adam Elliot, est un film d’animation qui suit l'amitié entre Mary, une jeune fille en Australie, et Max, un homme atteint de dépression à New York
Le film utilise une palette de couleurs terne et sombre pour créer une atmosphère mélancolique qui reflète les émotions intérieures de Max et les défis qu'il affronte en tant que personne dépressive. Les décors et les personnages sont stylisés de manière à renforcer la distance émotionnelle et l'isolement de Max. La technique d'animation stop-motion utilisée dans le film crée une esthétique unique qui évoque une certaine fragilité et une certaine imperfection. Cette technique visuelle renforce le sentiment de vulnérabilité et de complexité des personnages, et permet d'exprimer visuellement les émotions intérieures.
Dans cette scène, Mary reçoit une lettre de Max dans laquelle il lui explique que la chanson "Que Sera, Sera" de Doris Day lui rappelle sa mère. Max partage que sa mère chantait cette chanson pour lui lorsqu'il était enfant, mais qu'il a appris plus tard que la signification du titre était différente de ce qu'il croyait. La chanson parle de l'incertitude de l'avenir et du fait que nous ne pouvons pas prédire ce qui se passera. Max exprime comment cette réalisation a renforcé sa dépression.
Se complaire dans sa souffrance, et la musique
Lorsque nous nous apprêtons à lancer une musique, nous réfléchissons par émotion. “ J’ai plus envie d’une musique triste ou joyeuse?”. Et même pour aller plus loin, en solfège, les tonalités majeures et mineures sont souvent décrites respectivement comme celles qui sonnent “joyeuses” et “tristes”. L'idée répandue affirme que "les émotions trouvent leur langage dans la musique", et énoncer que la musique incite en nous des sentiments semble être une observation naturelle. À partir de cette perspective, il est fréquent que l'existence de liens étroits entre la musique et les émotions soit perçue comme manifeste. En fait, durant l'Antiquité de la Grèce, la musique était employée pour instruire et guérir la population en raison de son impact sur les états émotionnels. Même aujourd'hui, elle semble jouer un rôle significatif dans la régulation de nos états affectifs.
Il y a deux idées principales sur la manière dont les émotions sont liées à la musique. L'une dit que les émotions viennent du compositeur, c'est ce qu'on appelle la théorie de l'expression. L'autre dit que les émotions viennent de l'auditeur, c'est la théorie de l'arousal. Selon la théorie de l'expression, ce qui rend la musique expressive dépend de la façon dont le compositeur a exprimé ses propres émotions pendant qu'il composait. D'autre part, la théorie de l'arousal dit que la musique est expressive si elle suscite des émotions similaires chez celui qui l'écoute. Cette théorie ne se concentre pas sur une personne en particulier qui exprime les émotions, mais sur la réaction de la personne qui écoute la musique, qui montre si la musique est expressive ou non. En somme, ces théories considèrent comment les émotions sont liées à la musique, que ce soit par le compositeur ou par celui qui l'écoute. [7]
Par exemple, "How to Disappear Completely" est une chanson du groupe Radiohead, présente sur leur album "Kid A" sorti en 2000. Cette chanson évoque des émotions profondes de désespoir, d'aliénation et d'anxiété, créant une atmosphère intense qui résonne avec de nombreuses personnes.
La chanson s'ouvre avec une ambiance musicale sombre et éthérée, caractérisée par des accords de guitare et des textures sonores électroniques. Dès les premières notes, on ressent un sentiment de mélancolie et de fragilité. Les paroles, chantées d'une manière douce et presque murmurée par Thom Yorke, ajoutent à l'atmosphère introspective et à la sensation de vulnérabilité émotionnelle.
Les paroles elles-mêmes expriment un désir profond de disparition, de se fondre dans l'obscurité et d'échapper à la pression de la vie quotidienne. Yorke chante :
"That there's nothing to fear And nothing to doubt"
Il exprime alors un besoin de trouver la paix et la tranquillité en laissant derrière soi les pensées envahissantes et les angoisses.
A l’écoute, l’auditeur pourrait trouver une forme de réconfort dans le fait de savoir qu'il n’est pas seul à ressentir ces émotions. La musique peut servir de miroir émotionnel, validant ainsi nos propres sentiments. En reconnaissant que ces émotions sont universelles et que d'autres personnes ont également traversé des expériences similaires, l'auditeur peut ressentir un sentiment de compréhension et d'empathie. Cela peut être apaisant de savoir que l'on n'est pas seul dans sa douleur et que d'autres ont surmonté des moments difficiles similaires.
Les harmonies dans la chanson sont souvent délicates et nuancées, ce qui ajoute une profondeur émotionnelle. Les voix supplémentaires qui se superposent créent une sensation d'ensemble, renforçant le sentiment d'unité dans la douleur. Les harmonies vocales peuvent donner l'impression d'un soutien émotionnel, tout en ajoutant une certaine complexité sonore qui évoque les différentes couches d'émotions que l'auditeur peut ressentir en écoutant la chanson.
En fin de compte, la manière dont les éléments musicaux se marient aux paroles dans "How to Disappear Completely" permet à la chanson d'agir comme un puissant véhicule émotionnel, capable d'amplifier et de valider les émotions de ceux qui l'écoutent.
Souffrir pour mieux créer?
Si j’ai précédemment évoqué l'esthétisme et la souffrance. C’est pour aussi en venir à l’aspect créatif. C’est un sujet qui fait débat et objet de fantasme. Cependant, il est important de noter que ce lien n'est pas universellement applicable à tous les individus créatifs et que la créativité peut aussi émerger de diverses autres sources. En effet, si l’art naît de l’émotion, on peut se demander si elle en est le moteur.
Une des raisons pour lesquelles cette relation a été évoquée est que la souffrance peut souvent stimuler une introspection profonde et conduire à une réflexion intense sur les expériences humaines. Cela peut fournir une source d'inspiration pour la création artistique ou intellectuelle, car les individus cherchent à exprimer et à donner un sens à leurs émotions complexes.
Rimbaud, une désinvolture qui cache poésie
Si on prend l’exemple de Rimbaud qui a connu une jeunesse marquée par la rébellion, la fuite du domicile familial et des comportements provocateurs. Il a quitté Charleville à un âge précoce pour voyager et chercher de nouvelles expériences. A l'âge de 16 ans, il écrit "Le Bateau ivre", un poème exprimant un sentiment d'aventure et de liberté, tout en évoquant des images tumultueuses et débridées qui peuvent être associées à sa propre jeunesse rebelle et à ses expériences personnelles. Il se caractérise par des descriptions visuelles intenses et des métaphores poétiques qui évoquent un voyage mouvementé sur un bateau à travers des paysages marins et exotiques. Les vers sont chargés de couleurs vives, d'images saisissantes et de sensations fortes.
"Comme je descendais des Fleuves impassibles, Je ne me sentis plus guidé par les haleurs : Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles, Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs." [8]
Tout au long du poème, Rimbaud dépeint des images sauvages, des paysages oniriques et des éléments naturels en mouvement. Ces images vivantes peuvent être vues comme une expression de sa propre quête de libération et d'évasion face à la réalité difficile de sa vie. La manière dont il fusionne des éléments de la nature avec des émotions intérieures reflète sa volonté de transcender sa propre souffrance à travers sa créativité.
Magritte et l’expression du deuil
René Magritte a peint "Les Amants" en 1928. À cette époque, il était un artiste surréaliste actif et faisait partie du mouvement surréaliste émergent. Le surréalisme était un courant artistique et littéraire qui visait à explorer les aspects irrationnels et inconscients de l'esprit humain à travers l'art, en utilisant des éléments fantastiques, des associations surprenantes et des images oniriques.
Dans cette représentation qui nous paraît romantique et passionnelle. Une chose nous saute aux yeux, les draps blancs sur les amants. C’est un motif que l’on retrouve dans d’autres de ses tableaux comme dans Les Amants 2, l’Histoire centrale, et L’invention de la vie.
Une des théories d’interprétation évoque le suicide de la mère de René Magritte survenu durant la jeunesse de l’artiste.
On retrouve dans la monographie de David Sylvester sur Magritte cette analyse:
« Au cours de l’été 1928, Magritte peint aussi plusieurs personnages qui ont la tête cachée jusqu’au cou sous une espèce de tissu. Dans L’histoire centrale, le personnage est une femme seule, solidement charpentée comme celle de L’inondation (…). Dans Les amants, la même femme revient en compagnie d’un homme dont la tête est pareillement enveloppée. Magritte a réalisé deux versions. La première nous montre les amants qui s’embrassent dans une pièce, la seconde les présente joue contre joue dans un paysage, et les deux scènes semblent s’inspirer de plans cinématographiques. (…). » p. 19
« Peut-être Magritte, ayant cru le témoignage de sa gouvernante sur le suicide de sa mère, a-t-il été hanté pendant des années par ce genre d’images. Peut-être a-t-il développé en lui une idée plus générale du visage voilé et du corps dénudé, pour ne donner forme à cette idée qu’au moment de réaliser ces tableaux (…).
Peut-être ces images de visages voilés lui furent-elles mises dans la tête par les aventures policières dont il se repaissait, tant dans les magazines que dans les salles de cinéma. (…) » p. 20-21 [9]
Un phénomène social
Il existe une inclination à idéaliser les troubles mentaux au sein de la jeunesse actuelle. Par jeunesse, j'entends les individus allant du lycée à l'université, c'est-à-dire de l'âge de 13 à 22 ans. Il y a de multiples raisons de ce phénomène, en mettant particulièrement l'accent sur l'influence de la culture populaire. Je soutiens que suite à des efforts sincères pour déstigmatiser les maladies mentales dans la société, il s'est développé un mouvement au sein du cinéma et des réseaux sociaux pour humaniser divers troubles mentaux. Cela a contribué, sur le plan de la perception, à les rendre sensationnelles.
Une histoire d’antan
Au cours de l'histoire, la culture populaire a souvent glorifié et vénéré la maladie. Un exemple frappant est l'engouement qu'a suscité la tuberculose au milieu du 19e siècle. Les médecins et le grand public ne comprenaient pas pleinement la nature de cette maladie, et les conséquences en ont été désastreuses. La maladie a été traitée avec une sorte de beauté tragique, conférant à ceux qui en souffraient une nouvelle et étrange élégance. La tuberculose était une maladie qui touchait sans distinction, mais dans la littérature populaire du 19e siècle, elle a été associée à l'image d'une belle jeune artiste, qui, bien que ravagée par l'agonie, continuait à vivre, à écrire, à peindre et à s'adonner à d'autres activités liées à l'intellect. L'esthétique de la "fleur fanée" a gagné en popularité, à tel point que de nombreuses jeunes femmes ont commencé à s'efforcer de paraître minces, délicates, pâles et avec des joues rouges, même si elles n'étaient pas touchées par la maladie elle-même.
Les industries au service de la sublimation
Actuellement, il se manifeste parmi la jeune génération une tendance à romantiser les maladies mentales, due en grande partie à la représentation irréaliste que l'on trouve dans les films et les médias sociaux, ainsi qu'au manque général de compréhension de la part des créateurs de ces films et des utilisateurs des médias sociaux. Prenons l'exemple d'Hollywood : dans le film "Le Silence des Agneaux" de Jonathan Demme, nous suivons les événements impliquant l'agent du FBI Clarice, tandis que Lecter observe depuis l'intérieur de sa cellule de prison et aide à dresser le profil psychologique d'un tueur en série en activité. Tout au long du film, Lecter est présenté comme charismatique, éloquent, doté d'une intelligence exceptionnelle et capable d'embrouiller les gens dans ses jeux mentaux. En raison de la popularité du film, une conception erronée de la psychopathie s'est répandue dans l'opinion publique. Beaucoup ont rapidement commencé à associer la psychopathie au charme et à l'intelligence supérieure, créant ainsi un [10] malentendu généralisé que certains chercheurs ont même surnommé "le mythe de Lecter".
L'idée d'un tueur en série élégant et charmant peut sembler divertissante dans le cadre cinématographique, et l'idée d'explorer cette notion est intéressante. Cependant, Hollywood a la responsabilité de représenter fidèlement les maladies mentales, en tenant compte de l'influence considérable que les films exercent sur le public. Une représentation précise et nuancée serait non seulement plus éthique, mais aussi essentielle pour contrer les idées fausses qui se propagent à travers la culture populaire.
Ce phénomène ne se limite pas au cinéma et à la télévision ; il est également largement répandu sur les médias sociaux. Sur des plateformes telles que Facebook et Tumblr, nous pouvons trouver des pages de soutien et de sensibilisation à la dépression ainsi qu'à d'autres troubles mentaux. Ces pages font même référence à des ressources d'aide professionnelles. Cependant, comme le souligne l’autrice Dawnie Cheng dans le journal en ligne "Inkspire"[11] , les médias sociaux prennent parfois une tournure morbide face à la réalité. Elle partage que dès l'âge de 13 ans, sa première expérience de romantisation des troubles mentaux venait d'Internet. Soudainement, il semblait "cool" d'avoir de l'anxiété ou de la dépression. Des images d'automutilation étaient fréquemment affichées sur son fil d'actualité Tumblr. Cheng décrit ensuite une esthétique troublante qui prévalait : des images en noir et blanc de jeunes filles, accompagnées de monologues tragiques sur la faible estime de soi, étaient étonnamment populaires.
La représentation des troubles mentaux dans la culture populaire n'est pas intrinsèquement mauvaise. En réalité, elle pourrait contribuer grandement aux efforts continus pour éduquer le grand public d'une manière que tout le monde puisse comprendre. Cependant, il est nécessaire que cesse la perpétuation de rendre les personnes atteintes de troubles mentaux apparemment plus attractives, mystérieuses, intelligentes ou appréciées.
CONCLUSION
La perception de la mélancolie a évolué au fil du temps, et je la définis désormais comme un état d'âme où l'esprit s'immerge dans une introspection à la recherche des mystères de l'existence et de la saisie de la beauté tragique du monde. Cette émotion a été esthétisée à l'instar de nombreuses autres, à travers l'art et les médias. L'art ainsi que des industries telles que le cinéma ont joué un rôle crucial en façonnant notre perception des douleurs émotionnelles. Il est essentiel de se rappeler que chacun d'entre nous vit cette expérience de manière unique, ce qui explique la multitude d'expressions qui en découle.
Il peut y avoir des cas où nous nous identifions, mais il est primordial de consulter un professionnel compétent, tel qu'un psychologue ou un psychiatre. Ces souffrances, autrefois stigmatisées, sont désormais mieux comprises et il est devenu normal de rechercher de l'aide. De plus, il est important de communiquer ces sentiments à nos proches, non pas qu'ils détiennent la solution, mais leur compréhension et leur soutien émotionnel peuvent vous aider à vous sentir compris. Il convient de rappeler que notre santé mentale est aussi cruciale que notre bien-être physique, voire même plus fragile. Par conséquent, prenons soin les uns des autres, et esthétisons le bien-être!
Sources:
[1] Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer, 1866
[2] Sigmund Freud, “Deuil et mélancolie”, Sociétés, 4, 86, 2004
[3] Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, 1857
[4] Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, 1886
[5] Stefan Zweig, Lettre d’une inconnue, 1922
[6] David Foenkinos, Charlotte, 2014
[7] Angelina Komiyama, “Quels sont les liens entre musique et émotion ?”, Département de philosophie à l’Université de Genève, 2021
[8] Arthur Rimbaud, Le Bateau Ivre, 1871
[9] David Sylvester, Magritte, 1992
[10] DeLisi, M., Vaughn, M. G., Beaver, K. M., & Wright, J. P, The Hannibal Lecter myth: Psychopathy and verbal intelligence in the MacArthur Violence Risk Assessment Study. Journal of Psychopathology and Behavioral Assessment, 32(2), 169–177.
[11] Cheung Dawnie, When Did Having a Mental Illness Become Cool? , 2018
Vidéo qui m'a inspirée pour l'écriture de l'article:
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